2

Une horde de cavaliers affolés passa au grand galop devant la haie où se tapissaient le trio formé par Thomas, Eléonore et le père Hobbe. Une demi-douzaine de chevaux avaient perdu leur cavalier, d’autres, blessés, saignaient abondamment, le corps percé de flèches aux plumes blanches maculées de sang. À la suite des cavaliers avançait une quarantaine d’hommes à pied, dont certains clopinaient, d’autres se traînaient avec des flèches plantées dans leur vêture. Quelques-uns portaient des selles. Ils arrivaient à la hauteur des masures en feu quand une nouvelle grêle de flèches, suivie d’un martèlement de sabots, hâta encore leur retraite. La panique jeta certains d’entre eux dans une fuite éperdue lorsque surgit du brouillard un groupe de cavaliers en cotte de mailles.

Sous les yeux du trio horrifié, les étalons furent bridés et forcés de ralentir l’allure afin de permettre à leurs cavaliers de viser leurs victimes, puis ils furent éperonnés pour l’estoc final. Eléonore poussa un cri à la perspective du carnage. Les lourdes épées s’abattirent. Les Écossais en déroute s’éparpillèrent dans toutes les directions, hormis quelques-uns qui se mirent à genoux en levant les mains en signe de reddition.

Un fuyard bondit sur le côté, évitant un cavalier, et se précipita vers la haie mais, à la vue de Thomas et de son arc, fit demi-tour, pour croiser la route d’un nouveau cavalier qui brandit sa lourde épée devant sa face. L’Écossais tomba à genoux, la bouche ouverte comme pour crier, mais aucun son n’en sortit, seul du sang jaillit entre les doigts qu’il avait posés sur son nez et ses yeux. Le cavalier, qui ne portait ni écu ni heaume, se retourna et se pencha pour abattre son épée dans la nuque de sa victime, qu’il acheva aussi naturellement que l’on achevait une vache d’un coup de hache.

Cette comparaison surgie dans l’esprit de Thomas était tout à fait appropriée, car le jeune archer vit alors que les armes qu’il arborait sur son jupon, une tunique qui recouvrait à demi sa cotte de mailles, avaient pour emblème une vache brune. Son jupon était déchiré, maculé de sang, et la vache de ses armoiries tellement passée que Thomas crut tout d’abord qu’il s’agissait d’un taureau. Sa besogne accomplie, le cavalier se tourna vers lui, leva son épée dégouttante de sang dans un geste de menace. Mais la vue de l’arc et du cheval l’arrêta.

— Anglais ?

— Et fier de l’être ! répondit le père Hobbe à la place de son ami.

Un deuxième cavalier, portant, lui, un jupon blanc sur lequel se détachaient trois corbeaux noirs artistement brodés, vint rejoindre le premier, tandis que l’on poussait trois prisonniers vers eux.

— Comment diable avez-vous fait pour arriver si loin en avant ? demanda le nouveau venu à Thomas.

— En avant ?

— Oui, en avant des nôtres.

— Nous sommes venus à pied de France, répondit Thomas. Ou du moins de Londres.

— De Southampton ! rectifia le père Hobbe, dans un souci de précision hors de propos en ce lieu empestant la fumée, à deux pas d’un Écossais qui se tordait dans les affres de l’agonie.

— De France ?

Le premier cavalier, un personnage aux cheveux emmêlés, au visage brunâtre, affligé d’un accent si fort que Thomas eut du mal à le comprendre, paraissait ne jamais avoir entendu parler de la France.

— Vous étiez en France ? répéta-t-il.

— Oui, avec le roi.

— Maintenant, vous êtes avec nous ! proféra le deuxième homme d’un ton menaçant.

Puis, examinant Eléonore des pieds à la tête :

— Cette ribaude, vous l’avez ramenée de France ?

— Oui, répondit Thomas d’un ton bref.

— Il ment, il ment ! s’écria une nouvelle voix.

Un troisième cavalier se fraya un chemin jusqu’à eux. C’était un homme dégingandé, d’une trentaine d’années, au visage rouge, à la peau à vif comme s’il l’avait éliminée avec ses poils en rasant ses joues creuses et sa longue mâchoire. Ses longs cheveux noirs étaient attachés dans son cou avec un lacet de cuir. Son cheval, un rouan plein de cicatrices, était aussi maigre que son maître et doté d’une paire d’yeux blancs sans cesse en mouvement.

— Je déteste les menteurs ! déclara l’homme en dévisageant Thomas.

Puis il se détourna et décocha un regard de mauvais augure aux prisonniers, dont l’un portait le cœur rouge du chevalier de Liddesdale sur son jupon.

— Presque autant que je déteste ce maudit Douglas et ses coquins, reprit-il.

Le nouveau venu portait une tunique capitonnée au lieu d’un haubert ou d’un collet de mailles. C’était le genre de protection des archers, faute de mieux, mais cet homme était d’un rang bien supérieur, car il avait une chaîne en or autour du cou, marque de distinction réservée aux gens de petite noblesse et au-dessus. Un heaume à bassinet cabossé, aussi abîmé que le cheval, pendait au pommeau de sa selle ; une épée entièrement gainée de cuir était accrochée à son côté, tandis qu’un écu, sur lequel une hache noire était peinte sur champ blanc, était passé à son épaule gauche. Une cravache était enroulée à sa ceinture.

— Les Écossais ont des archers, poursuivit l’homme, revenant à Thomas.

Puis son regard inamical se posa sur Eléonore.

— Et ils ont des femmes, ajouta-t-il.

— Je suis anglais ! affirma Thomas.

— Nous sommes anglais tous les trois ! renchérit le père Hobbe, oubliant qu’Eléonore était normande.

— Les Écossais sont prêts à se prétendre Anglais si ça peut leur éviter d’être étripés ! lui opposa ironiquement l’homme au visage rouge vif.

Les deux autres cavaliers avaient reculé. Visiblement, ils se méfiaient de l’homme maigre. Celui-ci déroula sa cravache avec une aisance due à l’habitude et la lança sans crier gare. L’extrémité vint claquer à un centimètre du visage d’Eléonore.

— Elle est anglaise ?

— Elle est française, dit Thomas.

Le cavalier ne répondit pas tout de suite. Il se contenta de regarder fixement Eléonore en faisant onduler sa cravache. Il vit devant lui une jeune fille menue au teint clair, aux cheveux dorés et aux grands yeux effrayés. Sa grossesse n’était pas encore apparente, et il y avait en elle une délicatesse qui promettait la volupté et le plaisir.

— Écossaise, galloise ou française, quelle importance ? émit l’homme. C’est une femme. Cherche-t-on à savoir où est né un cheval avant de le monter ?

Au même moment, son propre cheval prit peur devant un tourbillon de vent qui amena une odeur de fumée nauséabonde à ses narines. Il recula à petits pas nerveux, si bien que son cavalier lui enfonça les éperons dans les flancs avec une telle sauvagerie qu’ils transpercèrent sa housse capitonnée. Le destrier s’arrêta, tremblant de terreur.

— Peu me chaut d’où elle vient, poursuivit l’homme en levant la poignée de sa cravache vers Eléonore, mais toi, tu es un Écossais.

— Je suis un Anglais ! répéta Thomas.

Une douzaine d’hommes portant le blason à la hache noire s’étaient rapprochés de la scène. Les trois prisonniers écossais semblaient connaître le cavalier à la cravache, ce qui ne paraissait pas les réjouir. Des archers et des hommes d’armes regardaient se consumer les maisons en riant devant la panique des rats qui s’échappaient des restes du toit de chaume moussu.

Thomas sortit une flèche de son sac et, aussitôt, quatre ou cinq archers portant la livrée à la hache noire posèrent une flèche sur leur corde. Leurs compagnons se préparèrent à profiter du spectacle, un large sourire réjoui aux lèvres. Mais ce plaisir leur fut refusé, car au même moment le cavalier fut distrait par l’un des prisonniers écossais, celui qui portait les armes de sir William Douglas. Tirant parti de son intérêt pour Thomas et Eléonore, l’homme s’était échappé et courait vers le nord. Il n’avait pas fait vingt pas que déjà il était renversé par un homme d’armes anglais. Le cavalier, amusé par les efforts désespérés déployés par l’Écossais pour se libérer, désigna l’une des masures en feu.

— Faites chauffer ce bâtard ! ordonna-t-il.

Puis, s’adressant à deux hommes d’armes qui avaient mis pied à terre :

— Dickon ! Beggar ! Surveillez ces trois coquins-là ! Surveillez-les de près ! leur ordonna-t-il en désignant Thomas du menton.

Dickon, le plus jeune des deux, avait une face ronde et hilare, mais Beggar était un énorme géant au visage mangé de barbe, au point que l’on ne voyait que ses yeux et son nez à travers les poils emmêlés et sales qui dépassaient du casque de fer rouillé lui servant de heaume. Thomas était grand, il atteignait six pieds de haut, la longueur d’un arc, mais à côté de Beggar, dont le large poitrail tendait un gilet de cuir renforcé d’une cuirasse, il paraissait minuscule. Une épée et une masse d’armes à tête cloutée étaient attachées à la taille du géant par deux longueurs de corde. L’épée sans fourreau exhibait une lame ébréchée, tandis que l’une des pointes de la grosse boule de métal de sa masse, pliée et barbouillée de sang, retenait une touffe de cheveux. Le manche de l’arme, long de trois pieds, cognait contre les jambes nues du colosse qui louchait vers Eléonore :

— Mignonne, grogna-t-il appréciateur, mignonne !

— Beggar ! Laisse, mon gars, laisse ! lui fit Dickon, hilare.

Obéissant, Beggar s’écarta d’Eléonore en émettant une sorte de grondement, mais sans pour autant la quitter des yeux. Puis un cri lui fit tourner la tête. Il provenait de la maison la plus proche, où l’Écossais, entièrement nu, venait d’avoir été précipité au milieu du brasier. Les cheveux en feu, il tournait sur lui-même en courant, battant frénétiquement les flammes des deux mains pour la plus grande joie de ses ennemis. Deux autres prisonniers écossais avaient été jetés non loin de là, maintenus au sol par des épées dégainées.

Un archer recouvrit les cheveux du prisonnier d’un sac pour éteindre les flammes, sous les yeux du cavalier maigre qui interrogea le malheureux :

— Vous êtes à combien ?

— On est des milliers ! répondit l’Écossais d’un ton provocateur.

Le cavalier se pencha sur le pommeau de sa selle :

— Combien de milliers, pauvre fou ?

L’Écossais, malgré sa barbe et ses cheveux fumants, malgré sa peau noircie par le feu et lacérée de coups, fit de son mieux pour arborer un air de défi.

— Plus qu’il n’en faut pour vous ramener chez nous dans une cage !

— Ça, c’est point des choses à dire à l’Épouvantail ! commenta Dickon, amusé. Oh, pour ça, non !

— L’Épouvantail ? répéta Thomas.

Ce sobriquet semblait parfaitement convenir au personnage maigre, pauvre et effrayant qui arborait une hache noire sur son blason.

— Pour toi ça sera sir Geoffrey Carr, manant ! le reprit Dickon en couvant l’Épouvantail d’un œil admiratif.

— Et qui est sir Geoffrey Carr ?

— C’est l’Épouvantail et c’est aussi le seigneur de Lackby, expliqua Dickon pour qui, à l’évidence, tout le monde savait qui était sir Geoffrey Carr. Et là, ouvre bien l’œil, tu vas voir comment il fait l’épouvantail.

Un sourire réjouit barra la face ronde de Dickon. Car son maître vénéré, après avoir remis sa cravache à sa ceinture, avait mis pied à terre et s’approchait du prisonnier, un couteau à la main.

— Maintenez-le au sol ! ordonna sir Geoffrey à ses archers. Tenez-le et écartez-lui les jambes !

— Non ! protesta Eléonore.

Beggar, en entendant ce mot prononcé en français, grogna de sa voix grave, sortie des tréfonds de son énorme poitrail :

— Mignonne !

L’Écossais hurla et tenta de se dégager, mais il fut jeté à terre, puis maintenu par trois archers, tandis que l’homme apparemment connu dans tout le nord sous le sobriquet de l’Épouvantail s’agenouillait au-dessus de lui. Quelque part, trouant le brouillard, un corbeau croassa. Une poignée d’archers surveillaient le nord, par où les Écossais pouvaient réapparaître, mais la plupart gardaient les yeux rivés sur l’Épouvantail et son couteau.

— Tu veux les garder, tes pauvres couilles ratatinées ? interrogea sir Geoffrey. Alors, j’écoute. Vous êtes à combien ?

— Quinze mille, ou peut-être bien seize mille, répondit l’Écossais, dont la langue s’était soudain déliée.

— Il veut dire dix ou douze mille, annonça sir Geoffrey aux archers qui suivaient la scène, c’est plus que trop pour nos quatre flèches. Et votre bâtard de roi est là aussi ?

L’Écossais hésita à répondre, mais la pointe du couteau qui effleura son entrejambe le ramena à de meilleurs sentiments.

— Oui-da, David Bruce est là.

— Qui d’autre ?

Le malheureux Écossais donna les noms des chefs de son armée. Le demi-frère du roi et héritier du trône, le seigneur Robert Steward, accompagnait l’armée des envahisseurs, ainsi que les comtes de Moray, de March, de Wigtown, Fife et Menteith. Il donna d’autres noms, ceux des chefs de clans et des sauvages venus des étendues désertiques du nord. Mais deux noms intéressèrent particulièrement Carr.

— Fife et Menteith ? répéta-t-il. Ils sont là ?

— Oui-da, messire, ils sont là.

— Mais ils ont juré fidélité au roi Edouard, objecta sir Geoffrey, qui, visiblement, doutait des paroles du prisonnier.

— Mais ils sont avec nous quand même, affirma l’Écossais, et Douglas de Liddesdale aussi.

— Cette pourriture, s’exclama sir Geoffrey, ce suppôt de l’enfer !

Il tourna la tête vers le nord, vers le rideau de brume qui s’évaporait au-dessus de la crête en révélant un plateau rocheux s’étendant du nord au sud. Au sommet du plateau, les prés formaient une bande étroite et la pierre érodée saillait dans l’herbe, pareille à une cage thoracique. Vers le nord-est, par-delà la vallée de brume, la cathédrale et le château de Durham partaient à l’assaut du ciel depuis leur rocher encerclé par la rivière, tandis qu’à l’ouest s’étendaient des collines, des bois et des champs entourés de murs de pierre et traversés de petits ruisseaux. Deux buses survolèrent la crête, se dirigeant vers l’armée écossaise toujours dissimulée par le brouillard qui s’étirait vers le nord. Mais sans doute ne se passerait-il pas beaucoup de temps avant que des troupes ne retrouvent ceux qui avaient emmené leurs compagnons écossais loin du carrefour.

Sir Geoffrey eut un geste pour rengainer son couteau, puis parut se remémorer quelque détail. Il sourit au captif.

— Tu étais prêt à me ramener en Écosse dans une cage, pas vrai ?

— Non !

— Mais si ! Et pourquoi voudrais-je voir l’Écosse ? Des couilles, je peux en voir tant que je veux !

Il cracha sur le captif et ordonna aux archers :

— Tenez-le !

— Non ! cria l’Écossais.

Le cri se transforma en un hurlement inhumain lorsque sir Geoffrey se pencha sur lui avec son couteau. Le malheureux se tordit et se cabra et l’Épouvantail se releva. Le devant de sa cotte dégoulinait de sang. Le prisonnier hurlait toujours, les mains crispées sur son entrejambe ensanglanté, ce qui amena un sourire aux lèvres de son tortionnaire.

— Jetez ce qui reste de lui dans le feu, dit-il.

Puis il se tourna vers les deux autres prisonniers.

— Qui est votre maître ? demanda-t-il.

Ils hésitèrent, puis l’un d’eux se lécha les lèvres.

— Nous sommes au service de Douglas, répondit-il fièrement.

— Je hais Douglas. Je hais tous les Douglas, tous ces étrons sortis de l’arrière-train du diable.

Sir Geoffrey haussa les épaules, puis se dirigea vers son cheval.

— Brûlez-les aussi, ordonna-t-il.

Thomas se retourna et regarda sans la voir une croix tombée au milieu du carrefour. En revanche, il ne put éviter d’entendre les hurlements poussés par les prisonniers jetés dans les flammes. Eléonore courut vers lui et se cramponna à son bras.

— Mignonne ! gronda Beggar pour la rappeler à l’ordre.

— Viens par ici, Beggar, ordonna sir Geoffrey, aide-moi à monter.

Le géant joignit les mains et son maître utilisa ce marchepied pour s’installer sur sa selle. Puis il se dirigea vers les deux jeunes gens.

— Couper les couilles, ça m’a toujours mis en appétit, annonça-t-il.

Il se retourna pour observer avec satisfaction le brasier auquel l’un des Écossais essayait d’échapper, les cheveux en feu. Mais il fut rapidement repoussé vers l’enfer par une douzaine de verges d’arcs. Les hurlements de l’homme s’interrompirent d’un seul coup lorsqu’il perdit connaissance.

— Je suis d’humeur à châtrer et à brûler des Écossais aujourd’hui, déclara sir Geoffrey, et toi, tu m’as tout l’air d’être un Écossais, mon garçon.

— Je ne suis pas un garçon, protesta Thomas, sentant monter en lui la colère.

— Par le diable, mon garçon, tu m’as tout l’air d’être un garçon. Un petit Écossais, peut-être ?

Sir Geoffrey, fort amusé par l’accès d’humeur de Thomas, adressa un sourire à sa future victime qui, effectivement, paraissait jeune. Et pourtant, Thomas était âgé de vingt-deux années, et il avait combattu pendant les quatre dernières en Bretagne, en Normandie et en Picardie.

— Tu m’as tout l’air d’être un Écossais, mon garçon, reprit l’Épouvantail, poussant son interlocuteur à relever le gant.

Pour faire bonne mesure, il appela ses sbires à témoin :

— Tous les Écossais sont noirs de peau !

C’était la vérité : Thomas avait le teint hâlé par le soleil et la chevelure brune, de même, toutefois, qu’une bonne partie des archers de l’Épouvantail. Et bien que Thomas eût l’air jeune, il n’en avait pas moins l’air fort et sûr de lui. Ses cheveux étaient coupés court et quatre années de guerre avaient creusé ses joues, mais il subsistait en lui quelque chose de particulier, une beauté qui attirait l’œil et ne faisait qu’attiser la jalousie du cruel personnage.

— Qu’est-ce qu’il y a sur ton cheval ? interrogea ce dernier en tournant la tête vers la jument de Thomas.

— Rien qui vous appartienne ! jeta le jeune homme.

— Ce qui est à toi est à moi, mon garçon, si je le veux. À moi pour le prendre ou à moi pour le donner. Beggar ! Tu veux cette fille ?

Beggar sourit derrière sa barbe et opina du chef.

— Mignonne, dit-il en grattant les poux de sa barbe. La mignonne plaît à Beggar.

— Je pense que tu pourras avoir la mignonne quand j’en aurai fini avec elle, répondit sir Geoffrey avec un horrible sourire.

Il détacha sa cravache et la fit claquer. Thomas vit que la longue lanière de cuir était terminée par un petit crochet de fer. L’Épouvantail adressa un sourire cruel au jeune homme, puis ramena sa cravache et l’agita d’un geste menaçant.

— Mets-la nue, Beggar, dit-il. Les gars ont bien mérité un peu de bon temps.

Il souriait toujours lorsque Thomas lança la lourde verge de son arc dans les dents du cheval de sir Geoffrey. Comme le jeune homme l’avait prévu, l’animal se cabra, hennit, et l’Épouvantail, pris par surprise, tomba à la renverse. Il chercha à se rétablir, mais en vain. Ses hommes, censés le protéger, étaient si captivés par le spectacle des prisonniers en train de se consumer que pas un n’eut le temps de sortir un arc ou une lame pour empêcher Thomas d’extraire l’être malfaisant de sa selle et de le maintenir au sol en pointant son couteau sur sa gorge.

— Je tue des gens depuis quatre ans, dit Thomas, et ils ne sont pas tous français.

— Thomas ! cria Eléonore.

— Attrape-la, Beggar, attrape-la ! cria sir Geoffrey.

Il tenta de se relever, mais Thomas était un archer et avec les années passées à tendre son grand arc noir, il avait acquis une force extraordinaire dans les bras et la poitrine. À défaut de pouvoir le renverser, l’Épouvantail lui cracha dessus.

— Attrape-la, Beggar ! brailla-t-il.

Ses hommes accourus à sa rescousse s’arrêtèrent à la vue du couteau pointé sur sa gorge.

— Mets-la nue, Beggar ! Vite, ôte-lui ses vêtements, à la mignonne ! On l’aura tous ! continua à beugler sir Geoffrey, faisant fi de la lame qui menaçait son gosier.

— Il y en a un qui sait lire par ici ? demanda le père Hobbe, en hurlant pour surmonter les glapissements de l’Épouvantail.

Cette question saugrenue saisit tout le monde, y compris Beggar qui, déjà, avait arraché le bonnet d’Eléonore et posé son énorme bras autour de son cou, tandis que sa main droite s’acharnait sur le col de sa robe.

— Il y en a un qui sait lire ? répéta le père Hobbe en brandissant le parchemin qu’il avait extrait d’un sac attaché sur le dos de la jument de Thomas. J’ai ici une missive de Sa Seigneurie l’évêque de Durham qui est avec notre doux seigneur le roi de France. Elle est adressée à John Fossor, le prieur de Durham. Il faut être anglais et avoir combattu avec notre roi pour être porteur d’une telle lettre. Nous la transportons sur nous depuis la France.

— Ça ne prouve rien ! s’entêta sir Geoffrey en envoyant un nouveau crachat en direction de Thomas, qui n’en appuya la lame que plus fort sur sa gorge.

— Et dans quelle langue est écrite cette missive ? intervint une voix.

Un nouveau cavalier se fraya un chemin parmi les hommes de l’Épouvantail. Il ne portait ni surcot ni jupon, mais l’emblème dessiné sur son écu usé par les batailles représentait une coquille Saint-Jacques sur une croix, ce qui signifiait qu’il n’appartenait pas aux sbires de sir Geoffrey.

— En quelle langue ? répéta-t-il.

— En latin, répondit Thomas sans lâcher la pression de son couteau.

— Dis à sir Geoffrey de se relever, et je lirai la missive, ordonna le nouveau venu à Thomas.

— Dites-lui d’abord de lâcher ma femme ! répliqua vertement ce dernier.

Le cavalier parut surpris de recevoir un ordre de la part d’un simple archer, mais il ne protesta pas et s’avança vers Beggar.

— Lâche-la, dit-il.

Voyant que le géant n’obéissait pas, il dégaina à demi son épée.

— Tu veux que je te coupe les oreilles, Beggar ? C’est ce que tu veux ? Plus d’oreilles ? Après, plus de nez, et après, plus de queue. C’est ce que tu veux, Beggar ? Tu veux être tondu comme une brebis en été ? Te retrouver raccourci comme un lutin ?

— Lâche-la, Beggar, grommela sir Geoffrey d’un ton rogue.

Le colosse s’exécuta et recula. Le nouveau venu se pencha pour prendre la missive des mains du père Hobbe.

— Lâchez sir Geoffrey, ordonna-t-il à Thomas, car nous allons vivre en paix entre Anglais aujourd’hui, au moins pour la journée.

Le cavalier était un vieil homme d’au moins une cinquantaine d’années, pourvu d’une masse de cheveux blancs qui avaient l’air de ne jamais avoir rencontré ni brosse ni peigne. Il était fort, grand et ventru, juché sur un cheval robuste sans housse, pourvu d’un simple tapis de selle. Par-dessus une longue cotte de mailles rouillée et déchirée par endroits, il portait une cuirasse où manquaient deux attaches. Une longue épée pendait sur sa cuisse droite. Thomas avait l’impression de se trouver en face d’un franc tenancier[1] qui s’était rendu à la guerre avec un harnachement de bric et de broc prêté par ses voisins. Pourtant, les archers de sir Geoffrey, qui, en le reconnaissant, avaient ôté leurs coiffures et leurs heaumes, le traitaient avec déférence. Sir Geoffrey lui-même paraissait s’incliner devant l’homme à cheveux blancs qui lisait le message en fronçant les sourcils.

 Thésaurus, hein ? dit-il comme se parlant à lui-même. Et une drôle d’affaire cependant ! Un thésaurus, vraiment !

Thésaurus était un mot latin, mais il avait prononcé les autres mots en français normand, convaincu qu’un archer n’était pas capable de comprendre.

— La perspective d’un trésor enflamme les hommes, et même les consume, fit remarquer Thomas dans la même langue, qui lui avait été enseignée par son père.

— Doux Seigneur qui êtes aux cieux, vous parlez donc français ! Quel miracle ! Thésaurus, cela signifie trésor, n’est-ce pas ? J’ai perdu un peu du latin de ma jeunesse. C’est un prêtre qui me l’a inculqué, et il semble qu’il se soit échappé depuis. Un trésor, hein ? Et vous parlez français !

Le cavalier semblait heureusement surpris que Thomas s’exprimât dans la langue des aristocrates, mais sir Geoffrey, qui, de son côté, n’y comprenait goutte, parut en concevoir quelque inquiétude. En effet, cela laissait entrevoir que ce blanc-bec était de meilleure naissance qu’il ne l’avait pensé.

Le vieil homme rendit la missive au père Hobbe, puis se dirigea vers l’Épouvantail.

— Vous cherchiez querelle à un Anglais, sir Geoffrey, et, qui plus est, à un messager de notre seigneur le roi. Comment expliquez-vous cela ?

— Je n’ai rien à expliquer… monseigneur, répondit l’interpellé.

Le dernier vocable avait été ajouté de mauvaise grâce.

Sa Seigneurie poursuivit d’un ton doux :

— Je devrais vous ficeler, puis vous empailler et vous monter sur un piquet pour effrayer les corneilles, afin qu’elles ne s’en prennent pas à mes agneaux nouveau-nés. Je pourrais vous exposer à la foire de Skipton, sir Geoffrey, à titre d’exemple pour les autres pécheurs.

Il parut réfléchir à cette idée pendant quelques instants, puis secoua la tête.

— Remontez donc sur votre cheval et allez vous battre contre les Écossais au lieu de chercher noise à vos compagnons anglais !

Il se tourna sur sa selle et éleva la voix pour se faire entendre de tous, archers et hommes d’armes.

— Vous allez tous descendre de cette colline ! Et vivement, avant que les Écossais ne fondent sur vous ! Vous avez envie de partager le sort de ces vauriens ?

Il désigna les trois prisonniers écossais, désormais réduits à l’état de formes carbonisées. Puis il fit signe à Thomas et lui demanda en français :

— Vous venez réellement de France ?

— Oui, monseigneur.

— Dans ce cas, mon cher, faites-moi la grâce de vous entretenir avec moi.

Ils se mirent en route vers le sud en laissant derrière eux une croix brisée, des hommes calcinés et des cadavres hérissés de flèches, au milieu de la brume qui était en train de se dissoudre, à Durham, où se trouvait l’armée d’Écosse.

 

Bernard de Taillebourg enleva le crucifix de son cou et baisa la forme tourmentée du Christ fixée sur la petite croix de bois.

— Dieu soit avec vous, mon frère, murmura-t-il au vieil homme couché sur le banc de pierre recouvert d’une paillasse et d’une couverture pliée.

Une deuxième couverture très fine était jetée sur le vieil homme aux cheveux blancs et clairsemés.

— Il fait froid, articula frère Hugh Collimore d’une voix faible, tellement froid…

Il parlait en français, mais son accent paraissait barbare à Taillebourg, car c’était la langue parlée par les Français de Normandie et les souverains normands d’Angleterre.

— C’est que l’hiver arrive, expliqua Taillebourg. On le sent au vent.

— Je me meurs, répondit frère Collimore en tournant des yeux cerclés de rouge vers son visiteur, je ne puis plus rien sentir. Qui êtes-vous ?

— Prenez ceci, se contenta de répondre Taillebourg en lui tendant son crucifix.

Il alla attiser le feu, mit deux bûches sur les flammes revivifiées et renifla le contenu d’une cruche de vin chaud posée dans le foyer. L’odeur n’était pas trop mauvaise, aussi en versa-t-il un peu dans une coupe en corne.

— Au moins, vous avez du feu, dit-il en allant se planter devant l’étroite fenêtre guère plus grande qu’une meurtrière ouverte à l’ouest.

Ses yeux scrutèrent le lointain, par-delà la Wear qui encerclait la ville. L’hôpital des moines était situé sur un versant de la colline, sous la cathédrale. De là, à travers les résidus de brume, on apercevait les Écossais en cotte de mailles armés de leurs lances, dont peu de cavaliers. Sans doute envisageaient-ils de se battre à pied.

— Les mourants ont droit à un feu, se justifia frère Collimore, comme s’il avait été accusé de se vautrer dans le luxe. Qui êtes-vous ?

Il agrippait la croix, le visage pâle et la voix frêle.

— Je viens de la part du cardinal Bessières, de Paris, qui vous envoie ses salutations, consentit à répondre Taillebourg. Tenez, buvez, ce breuvage vous réchauffera.

Il tendit le vin chaud au vieil homme.

Celui-ci refusa et considéra son visiteur avec méfiance.

— Le cardinal Bessières ? répéta-t-il d’un ton qui donnait à penser que ce nom était nouveau pour lui.

— C’est le légat du pape en France, répondit le dominicain, surpris que le moine ne reconnaisse pas ce nom.

Puis il se dit qu’après tout, cette ignorance n’était peut-être pas une mauvaise chose.

— Et le cardinal est un homme qui aime l’Église aussi ardemment qu’il aime Dieu, poursuivit-il.

— S’il aime l’Église, répliqua Collimore avec une force surprenante, il usera de son influence pour persuader le Saint-Père de faire rentrer la papauté à Rome.

Épuisé par sa véhémence, il ferma les yeux. Sous sa couverture grouillante de vermine, il paraissait réduit à la taille d’un enfant de dix ans, et ses cheveux blancs étaient fins et duveteux comme ceux d’un nourrisson.

— Qu’il transporte la papauté à Rome, répéta-t-il d’une voix ténue, car les troubles n’ont cessé d’empirer depuis qu’elle s’est établie en Avignon.

— C’est le vœu le plus cher du cardinal Bessières, mentit Taillebourg. Mais peut-être, mon frère, pourrez-vous nous aider à faire rentrer le Saint-Père à Rome.

Ses paroles ne parurent pas atteindre le vieux moine qui, s’il avait ouvert les yeux, les gardait fixés sur les pierres blanchies à la chaux du plafond voûté. La pièce était basse, froide et blanche. Parfois, en été, lorsque le soleil était haut, on voyait bouger le reflet de l’eau sur la pierre. Le mourant se dit qu’au paradis, il aurait éternellement vue sur des rivières cristallines et serait réchauffé par le soleil.

— J’ai eu la joie de me rendre à Rome un jour, murmura-t-il, nostalgique. Je me rappelle avoir descendu des marches pour entrer dans une église où chantait un chœur. Que c’était beau !

— Le cardinal souhaite que vous l’aidiez, dit Taillebourg sans prêter attention à ses paroles.

— Il y avait une sainte à l’intérieur, poursuivit le vieux moine en fronçant les sourcils dans un effort de mémoire. Ses ossements étaient jaunes.

— Aussi le cardinal m’a-t-il envoyé pour vous parler, mon frère, continua Taillebourg à voix basse.

Son élégant valet aux yeux noirs observait la scène depuis la porte.

— Le cardinal Bessières… murmura frère Collimore.

— Il vous envoie ses salutations en Jésus, mon frère.

— Ce que veut Bessières, reprit Collimore de sa voix à peine audible, il le prend avec des cravaches et des scorpions.

Taillebourg eut un demi-sourire. Finalement, Collimore avait bel et bien entendu parler du cardinal Bessières, et ce n’était pas étonnant. Mais peut-être la crainte que lui inspirait le cardinal suffirait-elle à extraire de lui la vérité.

Le moine avait refermé les yeux. À ses lèvres qui bougeaient silencieusement, on pouvait croire qu’il priait. Taillebourg ne le dérangea pas, préférant observer les nouveaux développements de la situation par la petite ouverture.

Les Écossais étaient en train de disposer leur ligne de bataille sur la colline. Ils faisaient face au sud, aussi était-ce la partie gauche de la ligne qui se trouvait le plus près de la ville. On pouvait voir les hommes se bousculer pour prendre position et tenter d’obtenir les places d’honneur près de leurs seigneurs.

À l’évidence, ils avaient décidé de se battre à pied pour éviter à leurs hommes d’armes d’être massacrés par les archers anglais après avoir perdu leurs chevaux. Les Anglais ne s’étaient pas encore montrés. D’après ce qu’en savait Taillebourg, leur nombre ne pouvait être très important. Leur armée se trouvait en France, devant Calais. Sans doute était-ce une troupe levée par un seigneur de la région. Malgré tout, ces Anglais étaient assez nombreux pour inciter les Écossais à former une ligne de bataille. Mais sans doute l’armée de David ne serait-elle pas retardée pour longtemps.

Taillebourg se dit que s’il voulait entendre le récit du vieil homme et sortir de Durham avant que les Écossais n’investissent la ville, il devait presser le mouvement.

Il retourna au vieux moine.

— Le cardinal Bessières ne cherche que la gloire de Dieu et de l’Église. Et il veut que vous me parliez du père Ralph Vexille.

— Doux Jésus, souffla Collimore.

Le vieux moine suivit du bout des doigts la forme sculptée sur le petit crucifix et ouvrit les yeux sur le dominicain. Pour la première fois, il vit à qui il avait affaire. Il frissonna, car il reconnaissait dans son visiteur un homme qui avait foi dans le caractère rédempteur de la souffrance. Un homme sans doute aussi implacable que son maître de Paris.

— Vexille ! murmura-t-il comme s’il avait presque oublié ce nom.

Puis il poussa un soupir et ajouta d’un ton las :

— C’est une longue histoire.

— Eh bien, je vais vous dire ce que j’en sais, proposa Taillebourg.

L’ascétique dominicain se mit à tourner en rond dans la pièce, là où le plafond voûté était le plus haut, et commença :

— Vous avez su, sans doute, qu’une bataille avait été livrée en Picardie cet été, au cours de laquelle Edouard d’Angleterre s’est battu contre son cousin de France. Un certain guerrier venu du sud a participé à cette bataille, où il s’est battu pour la France. Sur sa bannière se trouvait un emblème, celui d’une éalé tenant une coupe.

Collimore cligna des yeux mais ne dit rien. Ses yeux restèrent rivés sur le visiteur qui, de son côté, s’arrêta de faire les cent pas pour le dévisager.

— Une éalé tenant une coupe, répéta-t-il.

— Je connais cet animal, confirma le vieillard.

Une éalé était un animal héraldique, inconnu dans la nature, muni de griffes comme le lion, de cornes comme la chèvre et d’écailles comme le dragon.

— Il est venu du sud, reprit le dominicain, en pensant qu’en se battant pour la France, il effacerait des armoiries de sa famille les taches laissées par l’hérésie et la trahison.

Le frère Collimore était bien trop mal en point pour remarquer que le valet du dominicain dressait l’oreille et suivait leur conversation avec attention. Il n’avait pas non plus noté que son interlocuteur avait légèrement élevé la voix pour permettre au valet, qui n’avait pas quitté son poste près de la porte, de suivre ses paroles plus facilement.

— Cet homme vint du sud, dans une fière chevauchée, croyant son âme au-delà de tout reproche, mais nul homme n’est au-delà de la main de Dieu. Il croyait pouvoir chevaucher vers la victoire et gagner les grâces du roi, mais à la place, il a partagé la défaite de la France. Il arrive que Dieu veuille nous humilier, mon frère, avant de nous élever jusqu’à la gloire.

Taillebourg s’adressait au vieux moine, mais en réalité, ses paroles étaient destinées à son serviteur.

— Après la bataille, poursuivit-il, alors que la France s’abandonnait à ses larmes, j’ai retrouvé cet homme et il m’a parlé de vous.

Frère Collimore parut stupéfait, mais ne dit rien.

— Il m’a parlé de vous, répéta le père Taillebourg. À moi. Et moi, je suis un inquisiteur.

Les doigts du frère Collimore s’agitèrent dans une tentative de signe de croix.

— L’Inquisition ne fait pas autorité en Angleterre, dit-il d’une voix faible.

— L’Inquisition fait autorité aux cieux et en enfer, et vous croyez que la petite Angleterre peut se lever contre nous ? tonna Taillebourg d’une voix pleine d’une fureur qui se répercuta en écho dans la cellule. Pour déraciner l’hérésie, mon frère, nous chevaucherons jusqu’aux confins de la terre.

L’Inquisition, de même que l’ordre religieux des dominicains, s’était consacrée à l’éradication de l’hérésie. Dans ce but, elle utilisait le feu et la torture. Elle ne pouvait verser le sang, car cette pratique allait contre les lois de l’Église, mais toute torture infligée sans effusion de sang était autorisée. L’Inquisition savait que le feu arrêtait le flux du sang, que le chevalet de torture ne trouait pas la peau d’un hérétique et que les poids dont on écrasait la poitrine d’un accusé ne faisaient pas éclater ses veines. C’était dans les profondeurs de caves baignant dans les effluves du feu, de la peur, de l’urine et de la fumée, et plongées dans une obscurité trouée par la lueur des flammes et traversée par les cris des hérétiques que l’Inquisition traquait les ennemis de Dieu et que, par l’application de la torture et sans verser le sang, elle amenait leurs âmes à l’union bénie avec le Christ.

— Un homme vint du sud, répéta l’inquisiteur, et l’emblème de son écu était une éalé portant une coupe.

— Un Vexille, dit Collimore.

— Un Vexille, confirma Taillebourg, un Vexille qui connaissait votre nom. Alors dites-moi, mon frère, pourquoi un hérétique venu des terres du sud connaissait-il le nom d’un moine anglais vivant derrière les murs d’un monastère, à Durham ?

Le vieil homme poussa un soupir et expliqua avec peine :

— Toute la famille connaissait mon nom. Ils le connaissaient tous parce que c’est à moi que fut envoyé Ralph Vexille. L’évêque pensait que je pourrais le guérir de la folie, mais sa famille, elle, tremblait à l’idée qu’il ne me confie des secrets. Les gens de sa famille voulaient le voir mort, mais nous l’avons enfermé dans une cellule où nul ne pouvait le voir, sauf moi.

— Et quels sont les secrets qu’il vous confia ?

— La folie, la folie et rien d’autre, dit frère Collimore.

Le valet, sur le seuil de la porte, ne le quittait pas des yeux.

— Parlez-moi de la folie, ordonna l’inquisiteur.

— Les fous parlent d’un millier de choses. Ils parlent d’esprits et de fantômes, de neige en été et de nuit en plein jour.

— Mais le père Ralph vous a parlé du Graal ! jeta le dominicain.

— Oui, il parlait du Graal, confirma le vieillard.

L’inquisiteur poussa un soupir de soulagement.

— Que vous disait-il du Graal ?

Hugh Collimore ne répondit rien sur le moment. Il était las et sa respiration était si faible qu’on voyait à peine se soulever sa poitrine. Enfin, il secoua la tête.

— Il me disait avoir dérobé et caché le Graal à sa famille qui le détenait ! Mais il racontait des centaines de choses analogues. Des centaines.

— Où l’aurait-il caché ?

— Il était fou. Fou, vous dis-je. Et moi, je m’occupais des fous, c’était ma tâche. Nous les affamions ou nous les battions pour extraire les démons de leurs corps, mais ce n’était pas toujours suivi d’effet. En hiver, nous les plongions dans la rivière après avoir cassé la glace, et c’était suivi d’effet. Les démons détestent le froid. Le plus souvent, ils sortaient du corps de Ralph Vexille. Nous l’avons relâché au bout d’un certain temps. Les démons l’avaient quitté, vous comprenez.

— Où cachait-il le Graal ? insista Taillebourg d’une voix menaçante.

Frère Collimore leva les yeux au plafond.

— Il était fou, reprit-il dans un murmure, mais il était inoffensif, tout à fait inoffensif. Quand il est parti d’ici, il a été envoyé dans une paroisse du sud, très loin au sud.

— À Hookton dans le Dorset ?

— Oui, à Hookton dans le Dorset. Il a eu un fils là-bas. C’était un grand pécheur, vous comprenez. Bien que prêtre, il a eu un fils.

Le père Taillebourg dévisagea le moine. Finalement, il était parvenu à lui soutirer quelques renseignements.

— Un fils ? Que savez-vous de ce fils ?

— Rien, répondit frère Collimore, qui parut surpris de la question.

Taillebourg fit une nouvelle tentative :

— Et du Graal ? reprit-il. Que savez-vous du Graal ?

— Je sais que Ralph Vexille était fou, murmura Collimore.

Taillebourg s’assit sur le bord du lit et se pencha pour chuchoter sa question :

— Fou comment ?

Il dut se pencher encore plus pour entendre la réponse de vieillard :

— Il disait qu’on pouvait trouver le Graal sans même le savoir, parce qu’il fallait le mériter d’abord.

Il se tut, paraissant réfléchir. Une expression perplexe, presque incrédule, se peignit brièvement sur ses traits. Puis il reprit :

— Il faut le mériter, disait-il, pour connaître le Graal. Mais il disait aussi que pour celui qui le méritera, le Graal brillera comme le soleil. Celui-là en sera ébloui.

Taillebourg se pencha encore un peu plus.

— Et vous croyiez ce qu’il disait ?

— Moi, je croyais que Ralph Vexille était fou.

— Il arrive que les fous disent la vérité.

— Moi, je crois que Dieu a donné à Ralph Vexille un fardeau trop lourd à porter, poursuivit le moine sans prêter attention à la réflexion de l’inquisiteur.

— Vous parlez du Graal ?

— Seriez-vous capable de le porter ? Moi, non.

— Eh bien, où est-il ? martela Taillebourg. est-il ?

— Comment le saurais-je ? balbutia le vieux moine, perdu.

— Il n’était pas à Hookton, reprit Taillebourg. Guy Vexille a cherché sans rien trouver.

— Guy Vexille ?

— Celui qui est venu du sud, mon frère, afin de combattre pour la France. Il est tombé entre mes mains. C’est mon prisonnier.

— Le pauvre, compatit le moine.

L’inquisiteur secoua la tête.

— Il m’a suffi, de lui montrer le chevalet, de lui faire tâter les pinces et respirer l’odeur de la fumée. Puis je lui ai offert la vie sauve et il m’a dit tout ce qu’il savait. Il m’a appris que le Graal n’était pas à Hookton.

Le vieillard grimaça un sourire.

— Vous ne m’avez pas entendu, mon père. Lorsqu’on ne le mérite pas, le Graal ne se révèle pas. Guy Vexille ne le méritait sans doute pas.

— Cependant, le père Ralph le possédait réellement ? insista Taillebourg, cherchant à se rassurer. Vous pensez qu’il le possédait vraiment ?

— Ce n’est pas ce que j’ai dit.

— Mais vous croyez qu’il l’avait ?

Devant le silence du mourant, l’inquisiteur hocha la tête.

— Oui, vous le croyez, j’en suis sûr.

Il se leva et se mit à genoux, joignant les mains dans une attitude de crainte respectueuse.

— Le Graal ! prononça-t-il avec vénération.

— Il était fou, l’avertit le vieux moine.

Mais Taillebourg n’écoutait plus.

— Le Graal… dit-il. Le Graal… répétait-il en français, en s’inclinant et en se relevant alternativement, en pleine extase. Le Graal…

— Les fous racontent des choses, mais ils ne savent pas ce qu’ils racontent, dit le vieux moine.

— À moins que ce ne soit Dieu qui parle par leur bouche ! riposta violemment le dominicain.

— Si c’est le cas. Dieu a parfois une langue terrible ! répliqua le vieux moine.

— Il faut me répéter tout ce que le père Ralph vous a dit.

— Mais c’était il y a si longtemps !

— Il s’agit du Graal ! s’écria Taillebourg en secouant le vieil homme dans son dépit. Il s’agit du Graal ! Ne me dites pas que vous avez oublié !

Tournant la tête vers la fenêtre, il vit au loin, sur la crête, le sautoir[2] rouge qui ornait la bannière du roi d’Écosse. Sous la bannière s’agitait une masse grise d’hommes en cotte de mailles, hérissée de lances, de piques et d’épieux. Nul ennemi anglais n’était en vue.

Mais toutes les armées de la chrétienté pouvaient bien se rassembler à Durham, le dominicain n’en avait cure. Car il avait trouvé sa vision, le Graal, et même si la terre devait trembler sous le poids des armées tout autour de lui, il ne s’en laisserait pas détourner.

Et un vieux moine parla.

 

Le cavalier à la cotte de mailles rouillée, à l’armure aux attaches cassées et à l’écu orné d’une coquille Saint-Jacques se présenta comme lord Outhwaite de Witcar.

— Vous connaissez Witcar ? demanda-t-il à Thomas.

— Witcar, Monseigneur ? Je n’en ai jamais entendu parler.

— Pas entendu parler de Witcar ! Pauvre de vous ! Alors que c’est un lieu si plaisant, vraiment très plaisant. Avec une bonne terre, une eau douce, une excellente chasse. Ah, te voilà !

Ces derniers mots étaient adressés à un petit garçon monté sur un immense cheval qui menait un deuxième destrier par les rênes. Il portait un jupon orné du blason rouge et jaune à l’effigie de la coquille Saint-Jacques. Tirant le cheval de guerre derrière lui, il se dirigea vers son maître.

— Mille excuses, Monseigneur, dit-il, mais Hereward tirait de son côté, ce qui fait qu’il m’a tiré loin de vous !

Hereward était à l’évidence le destrier qu’il amenait.

— Donne-le au jeune homme que voici, dit lord Outhwaite. Vous savez monter ? ajouta-t-il à l’adresse de Thomas.

— Oui, Monseigneur.

— Prenez garde, Hereward est une forte tête, il va vous donner du fil à retordre. Ne craignez pas de le frapper fort, qu’il sache qui est le maître.

Une vingtaine d’hommes portant la livrée de lord Outhwaite, tous montés à cheval et tous vêtus d’une armure en meilleur état que celle de leur maître, vinrent les rejoindre. Lord Outhwaite leur fit tourner bride vers le sud.

— Nous étions tranquillement en train de marcher vers Durham en nous occupant de nos propres affaires, comme tous les bons chrétiens, lorsque nous sommes tombés sur ces damnés Écossais, raconta-t-il à Thomas. Nous n’allons pas pouvoir entrer à Durham maintenant. C’est là que je me suis marié. À la cathédrale. Il y a trente ans, est-ce concevable ? (Il eut un sourire radieux.) Et ma chère Margaret est toujours en vie, que Dieu soit loué. Elle se réjouira fort d’entendre votre récit. Vous étiez vraiment à Wadicourt ?

— Oui, Monseigneur.

— Vous êtes chanceux, bien chanceux ! dit lord Outhwaite.

À nouveau rejoint par quelques-uns des siens, il leur intima l’ordre de faire demi-tour afin d’éviter une fâcheuse rencontre avec les Écossais.

Thomas n’avait pas été long à s’apercevoir que son compagnon, en dépit de sa cotte de mailles usée et de son aspect dépenaillé, était un grand seigneur comptant parmi les chefs de la région du nord. Sa Seigneurie le conforta dans son opinion en lui apprenant d’un ton bourru que le roi, estimant sa présence indispensable en Angleterre pour arrêter une éventuelle invasion écossaise, lui avait interdit d’aller guerroyer en France.

— Et il avait diablement raison ! s’exclama le noble guerrier d’un ton non dénué d’une certaine surprise. Les misérables ont franchi leur frontière au sud ! Vous ai-je dit que mon fils aîné était en Picardie ? C’est pourquoi je porte ceci, dit-il tirant sur son antique cotte de mailles. Je lui ai donné notre meilleure armure parce que je pensais que nous n’en aurions pas besoin ici ! Ce jeune David d’Écosse m’a toujours semblé pacifique, mais voilà qu’il envahit l’Angleterre ! Est-il vrai que la bataille de Wadicourt fut sanglante ?

— C’était le champ de la mort, Monseigneur.

— La leur, pas la nôtre, que Dieu et ses saints en soient remerciés !

Sa Seigneurie rappela à l’ordre quelques archers éparpillés au sud.

— Ne traînez pas, leur cria-t-il en anglais, les Écossais vous tomberont dessus bien assez tôt !

Il revint à Thomas et, avec un large sourire, lui demanda, toujours en anglais :

— Dites-moi, qu’auriez-vous fait si mes pas ne m’avaient conduit jusqu’ici ? Vous auriez tranché la gorge à l’Épouvantail ?

— Oui, s’il l’avait fallu.

— Et la vôtre aurait été tranchée incontinent par ses gens ! répliqua joyeusement lord Outhwaite. Ce maraud-là est un pot de chambre puant. Dieu seul sait pourquoi sa mère n’a pas noyé à sa naissance cette merde née de sa colique, mais il faut dire que c’était elle-même une fieffée sorcière, un vrai bâton merdeux.

Comme bien des seigneurs, lord Outhwaite avait complété son éducation auprès des valets et servantes de ses parents, ce qui expliquait la verdeur de son langage.

— Il mérite sans aucun doute qu’on lui tranche la gorge, l’Épouvantail, mais mieux vaut éviter de s’en faire un ennemi. Nul n’a jamais eu la rancune plus tenace, mais il a des rancunes à foison, tellement qu’il ne lui reste peut-être plus de place pour une de plus. Par-dessus tout, il hait sir Douglas.

— Pourquoi ?

— Parce que Willie l’a retenu prisonnier. Certes, Willie Douglas nous a presque tous retenus prisonniers à un moment ou à un autre, et certains d’entre nous lui ont rendu la politesse, mais la rançon qu’il exigea fut bien près d’étrangler sir Geoffrey. Ses gens se réduisent à une vingtaine d’hommes et je serais surpris s’il lui restait plus de trois demi-pennies en poche. L’Épouvantail est pauvre, très pauvre, mais il est fier, et voilà pourquoi il vaut mieux éviter de s’en faire un ennemi.

Lord Outhwaite leva une main bienveillante vers un groupe d’archers portant sa livrée.

— Des garçons merveilleux, vraiment merveilleux. Bien, parlez-moi de la bataille de Wadicourt. Est-il vrai que les Français ont écrasé leurs propres archers sous les sabots de leurs chevaux ?

— Oui, c’est vrai, Monseigneur. C’étaient des hommes d’armes génois.

— Contez-moi ce qui s’est passé.

Lord Outhwaite avait reçu une lettre de son fils aîné lui relatant la bataille de Picardie, mais il brûlait d’envie d’entendre le récit des événements de la bouche même d’un guerrier ayant foulé le champ de bataille, entre le village de Wadicourt et celui de Crécy.

Thomas lui conta donc la bataille, qui avait commencé par un assaut ennemi lancé en fin d’après-midi. Les flèches avaient volé jusqu’au bas de la colline, anéantissant la grande armée du roi de France qui fut réduite à une masse de blessés hurlants et de chevaux hennissants. Quelques ennemis étaient parvenus à franchir les rangées de chausse-trapes creusées dans la terre et à braver la pluie de flèches pour fondre sur les hommes d’armes anglais. À la fin de l’affrontement, il ne restait plus de flèches. Seuls restèrent des archers aux doigts ensanglantés et une longue colline jonchée d’hommes et d’animaux agonisants. Le ciel lui-même paraissait trempé de sang.

Ses souvenirs emmenèrent Thomas loin de Durham et de la crête où il cheminait. Eléonore et le père Hobbe marchaient derrière lui, menant la jument et échangeant parfois des commentaires, tandis qu’une vingtaine d’hommes au service de lord Outhwaite chevauchaient de part et d’autre pour ne pas perdre une miette de son histoire. Thomas la raconta de façon très évocatrice, pour le plus grand plaisir du seigneur anglais, qui paraissait goûter fort sa compagnie. Thomas de Hookton possédait un charme qui avait toujours parlé en sa faveur et l’avait protégé, même s’il excitait parfois la jalousie de certains, tel sir Geoffrey Carr.

Ce dernier chevauchait en tête. Lorsque Thomas fut arrivé à la hauteur des prairies inondables où se rassemblaient les forces anglaises, il pointa son doigt vers lui comme lui lancer une malédiction, et Thomas riposta en faisant le signe de la croix. Sir Geoffrey cracha.

Lord Outhwaite fronça les sourcils à cette vue.

— Je n’ai point oublié la missive que votre prêtre m’a montrée, dit-il en français à Thomas, mais j’espère que vous n’allez pas nous quitter pour la remettre vous-même à Durham, alors que nous avons des ennemis à combattre ?

— Puis-je me joindre aux archers de Votre Seigneurie ?

Eléonore signifia sa désapprobation, mais les deux hommes n’en tinrent pas compte. Sa Seigneurie opina du chef en guise d’acquiescement, puis eut un geste pour inviter son jeune compagnon à mettre pied à terre.

— Une question me préoccupe cependant, dit-il. Pourquoi notre seigneur le roi confie-t-il une telle mission à un être si jeune ?

— Et de si basse extraction ? compléta Thomas avec un sourire, car il savait que c’était là la véritable question qui occupait l’esprit de lord Outhwaite.

Ce dernier rit d’avoir été démasqué.

— Vous parlez français, jeune homme, mais vous portez un arc. Qui êtes-vous ? Êtes-vous de basse extraction ou êtes-vous bien né ?

— Je suis bien né, Monseigneur, mais hors des liens du mariage.

— Ah !

— Et la réponse à votre question, Monseigneur, est que notre seigneur le roi m’a dépêché avec l’un de ses chapelains et un chevalier de sa maison, mais qu’ils ont été tous deux la proie d’une maladie à Londres, où ils sont restés. J’ai poursuivi ma route seul avec mes compagnons.

— Parce que vous étiez pressé de rencontrer ce vieux moine ?

— Oui, en espérant qu’il est toujours vivant, parce qu’il pourra me parler de la famille de mon père. Ma famille.

— Et il pourra vous parler de ce trésor, ce thésaurus. Vous savez ce que c’est ?

— Je sais quelques menues choses, Monseigneur, répondit Thomas avec prudence.

— C’est pour cette raison que le roi vous a dépêché, vous et nul autre, hein ? insista lord Outhwaite.

Mais, sans donner au jeune archer le temps de répondre, il saisit ses rênes et lança :

— Battez-vous avec mes archers, jeune homme, mais prenez garde à rester vivant, hein ? J’aimerais bien en savoir davantage sur votre thésaurus. Est-il vraiment aussi important que le dit la lettre ?

Avant de donner sa réponse, Thomas réfléchit, les yeux fixés sur la crête où rien n’était décelable, hormis les arbres aux feuilles éclatantes et le petit filet de fumée qui s’élevait des masures incendiées.

— S’il existe, Monseigneur, répondit-il en français, alors c’est le genre de trésor qui est gardé par les anges et recherché par les démons.

— Et par vous, n’est-ce pas ? demanda lord Outhwaite avec un sourire.

Thomas lui rendit son sourire.

— Je recherche plutôt le prieur de Durham, Monseigneur, afin de lui remettre la missive de l’évêque.

— C’est le prieur Fossor que vous voulez voir, hein ?

D’un geste du menton, le vieux guerrier aux cheveux hirsutes désigna un groupe de moines :

— C’est lui, là-bas, celui qui est en selle.

Le personnage ainsi désigné était un homme de haute taille, à la chevelure blanche, qui montait une jument grise. Il était entouré d’une vingtaine de moines, tous à pied. L’un d’eux portait une étrange bannière qui n’était qu’un bout de chiffon blanc pendu au bout d’un pieu grossièrement peint.

— Allez le voir, lui conseilla lord Outhwaite, puis vous chercherez mon oriflamme. Que Dieu soit avec vous !

Il avait prononcé les derniers mots en anglais.

— Et avec Votre Seigneurie, répondirent Thomas et le père Hobbe d’une même voix.

Thomas se dirigea vers le prieur, se frayant un chemin parmi les archers qui se pressaient autour des trois chariots contenant les gerbes de flèches qui leur étaient distribuées. La maigre armée anglaise avait marché sur Durham en empruntant deux routes distinctes. À présent, les soldats arrivaient dans le désordre à travers champs pour se rassembler au cas où les Écossais descendraient des hauteurs. Les hommes d’armes passaient leurs cottes de mailles et les plus riches se cuirassaient avec les plaques d’armure dont ils disposaient. Une brève concertation avait dû avoir lieu entre les chefs de guerre, car on était en train de transporter les premiers étendards vers le nord. Cela signifiait que les Anglais voulaient affronter les Écossais sur la partie la plus haute de la crête, et non pas être attaqués dans les prairies inondables ou tenter d’atteindre Durham par un chemin détourné.

Thomas s’était accoutumé aux bannières anglaises en Bretagne, en Normandie et en Picardie, mais ces oriflammes étaient nouvelles pour lui : un croissant d’argent, une vache brune, un lion bleu, la hache noire de l’Épouvantail, une tête de sanglier rouge, la coquille Saint-Jacques en croix de lord Outhwaite, et, la plus voyante de toutes, une grande oriflamme écarlate ornée de deux clés croisées, richement brodée de fils d’or et d’argent. Celle du prieur faisait piètre figure au milieu de toutes ces bannières flamboyantes, car elle était constituée d’un bout de chiffon effrangé sous lequel il s’agitait avec frénésie :

— Sus à l’Écossais ! criait-il à qui pouvait l’entendre. Accomplissez l’œuvre de Dieu, car les Écossais ne sont que des bêtes ! Des bêtes ! Ils méritent la mort ! Tuez-les tous ! Chaque trépas vous assurera la récompense de Dieu ! Frappez l’ennemi ! Tuez-les tous !

L’arrivée de Thomas le coupa un instant dans son élan lyrique, mais un instant seulement, car il reprit de plus belle :

— Vous voulez ma bénédiction, mon fils ? Dieu rendra votre arc plus solide et ajoutera du mordant à vos flèches ! Que jamais votre bras ne connaisse la faiblesse et que jamais votre œil ne se trouble ! Que Dieu et les saints bénissent votre œuvre de mort !

Thomas se signa, puis tendit la lettre :

— Je suis venu vous apporter ceci, messire, dit-il.

Le prieur considéra avec surprise cet archer qui s’adressait à sa personne avec une telle familiarité, et, de surcroît, pour lui remettre une lettre. Aussi dédaigna-t-il de prendre le parchemin. L’un des moines, l’arrachant à Thomas, examina le sceau brisé et leva un sourcil étonné.

— C’est monseigneur l’évêque qui vous écrit, dit-il.

— Ce ne sont que des bêtes ! répéta machinalement le prieur, tout à sa fièvre guerrière. (Puis les paroles du moine atteignirent son cerveau :) Monseigneur l’évêque m’écrit ?

— Oui, à vous, mon frère, confirma le religieux.

Le prieur saisit le pieu et abaissa la bannière de fortune qui se retrouva à la hauteur du visage de Thomas.

— Veuillez la baiser, prononça-t-il d’un ton solennel.

— La baiser ?

Thomas en resta stupéfait. Baiser ce lambeau d’étoffe qui répandait des effluves nauséabonds sous son nez ?

— C’est le corporal de saint Cuthbert ! s’écria le prieur avec exaltation. Sorti de sa tombe, mon fils ! Le bienheureux saint Cuthbert va se battre pour nous ! Les anges du Ciel eux-mêmes le suivront dans la bataille !

Thomas, qui avait la vue bouchée par la sainte relique, obtempéra sur-le-champ. Se mettant à genoux, il porta l’étoffe à ses lèvres. Ce devait être du lin. Au bord, il distingua une broderie bleue délavée. Au centre du morceau de tissu, qui était le linge utilisé pendant la messe pour y déposer le calice et le vase contenant les hosties, se trouvait une croix brodée en fil d’argent à peine visible sur le lin blanc usé.

— C’est réellement le corporal de saint Cuthbert ? s’étonna-t-il.

— Le sien, et nul autre ! s’exclama le prieur. Nous avons ouvert sa tombe à la cathédrale ce matin même. Nous lui avons adressé nos prières, et il se battra pour nous !

Puis il redressa l’oriflamme et l’agita dans la direction d’un groupe d’hommes en armes qui éperonnaient leurs montures, prêts à partir vers le nord, et s’époumona de plus belle :

— Accomplissez l’œuvre de Dieu ! Faites-les tous passer de vie à trépas ! Répandez dans les champs le fumier de leur chair pourrie, abreuvez la terre de leur sang félon !

— L’évêque veut que ce jeune homme rencontre frère Hugh Collimore, intervint le moine qui avait lu la lettre, et le roi le désire aussi. Sa Seigneurie dit qu’il y a un trésor à retrouver.

— Le roi le désire ?

Le prieur considéra Thomas d’un œil rond.

— Le roi le désire ? répéta-t-il.

Puis il reprit ses esprits et se mit à réfléchir. Il en arriva à la conclusion que la protection du roi présentait de grands avantages. Aussi arracha-t-il la missive des mains du frère et la lut-il lui-même. Il y trouva encore plus d’avantages qu’il ne l’avait supposé.

— Ainsi, vous êtes à la recherche d’un grand thésaurus ? demanda-t-il à Thomas avec suspicion.

— C’est l’avis de l’évêque, messire.

— Quel trésor ?

Tous les moines, tombés instantanément sous le charme du mot « trésor », le regardèrent bouche bée en oubliant momentanément la proximité de l’armée écossaise.

— Le trésor, messire, est connu de frère Collimore, répondit prudemment Thomas.

— Mais pourquoi est-ce vous que l’on a envoyé ?

Thomas s’attendait à cette question, déjà posée à juste titre par lord Outhwaite.

— Parce que j’ai certaines connaissances en la matière, moi aussi, expliqua Thomas tout en se demandant s’il n’en avait pas trop dit.

Le prieur plia la lettre, arrachant le sceau par inadvertance dans son geste, et l’enfouit dans un petit sac pendu à sa ceinture.

— Nous en reparlerons après la bataille, déclara-t-il, et après, et seulement après, je déciderai si vous pouvez rencontrer frère Collimore. Il est malade, vous savez. Il est au plus bas, le malheureux. Peut-être même est-il mourant. Il se peut qu’il soit malséant de votre part de le troubler avec votre requête. Nous verrons, nous verrons.

En réalité, le bon prieur songeait à s’entretenir lui-même avec son moine, afin d’être l’unique détenteur du secret gardé par celui-ci. Sans plus s’étendre, il donna congé au jeune archer :

— Dieu vous bénisse, mon fils, dit-il.

Puis il hissa sa bannière sacrée et se hâta d’aller rejoindre les combattants.

La plus grosse partie de l’armée anglaise était déjà en train de gravir la côte, ne laissant derrière elle que trois chariots et une foule de femmes, d’enfants et d’hommes trop mal en point pour pouvoir marcher. Les moines, en procession derrière leur sainte relique, entonnèrent un cantique derrière les soldats.

Thomas se dirigea d’un pas vif vers une charrette où il prit une gerbe de flèches qu’il passa dans sa ceinture. Les hommes d’armes de lord Outhwaite chevauchaient vers la crête, suivis d’un nombre important d’archers.

— Vous devriez peut-être rester ici, dit-il au père Hobbe.

— Non ! s’écria Eléonore. Et toi, tu ne devrais pas aller te battre.

— Pas me battre ?

— Ce n’est pas ta bataille ! argumenta la jeune femme. Entrons plutôt dans la ville ! Essayons de trouver le moine !

Thomas s’arrêta. Il pensa au prêtre qui avait fait périr l’Écossais dans un tourbillon de feu et de fumée. Il lui avait parlé en français. « Je suis un messager », avait dit ce prêtre. « Je suis un avant-coureur », avaient été ses mots exacts, et un avant-coureur, c’était bien plus qu’un simple messager. Un héraut, peut-être ? Peut-être même un ange ?

Le jeune archer était toujours hanté par l’image de ce combat silencieux entre des hommes si peu accordés, un soldat contre un prêtre. Et cependant, c’était le prêtre qui avait gagné et qui avait tourné vers lui son visage maculé de sang et s’était annoncé : « Je suis un avant-coureur. » C’était un signe, certainement. Mais lui, Thomas, ne voulait pas croire aux signes ni aux visions, il ne voulait croire qu’à son arc. Il se dit que, peut-être, Eléonore avait raison, et que la lutte qu’il avait vue, ainsi que son issue inattendue, étaient le signe par lequel le Ciel lui indiquait de suivre l’avant-coureur et d’entrer dans la ville.

Mais au sommet de la colline, les ennemis étaient en train de se préparer, et il était un archer. Les archers ne se dérobaient pas devant une bataille.

— Nous entrerons dans la ville après la bataille, dit-il.

— Pourquoi ? s’insurgea Eléonore, furieuse.

Thomas ne prit pas la peine de donner une explication.

Il se mit en marche sans mot dire et entreprit de gravir la pente d’une colline où les alouettes et les passereaux voletaient dans les haies, où les grives brunes et grises chantaient dans les pâtures vides. Le brouillard avait entièrement disparu et le vent soufflait de l’autre côté de la Wear, chassant l’humidité.

Puis, là-haut, là où les Écossais attendaient le début de l’assaut, les tambours se mirent à battre.

 

Sir William Douglas, chevalier de Liddesdale, se prépara pour la bataille. Il mit des braies de cuir, assez épaisses pour pouvoir dévier un coup d’épée, et au-dessus de sa chemise de lin, il suspendit un crucifix qui avait été béni par un prêtre à Saint-Jacques-de-Compostelle, là où saint Jacques avait été enterré. Sir William Douglas n’était pas un homme particulièrement pieux, mais il payait un prêtre pour s’occuper de son âme, et celui-ci lui avait affirmé que s’il portait le crucifix de saint Jacques, le fils du tonnerre, il aurait l’assurance de recevoir les derniers sacrements dans le havre douillet de son lit.

Autour de sa taille, il attacha un ruban de soie rouge qui avait été arraché à l’une des bannières prises aux Anglais à Bannockburn, et trempée dans l’eau bénite de la chapelle de son château de l’Hermitage. Il s’était persuadé que le morceau de soie lui procurerait la victoire sur le vieil ennemi tant détesté.

Il portait un haubergeon qu’il avait pris sur un Anglais tué au cours de l’une de ses nombreuses incursions au-delà de la frontière. Il se souvenait parfaitement de l’événement. Dès le début du combat, il avait remarqué la qualité de cet haubergeon et il avait ordonné à ses hommes de laisser ce coquin tranquille, puis il avait désarçonné sa proie en la frappant aux chevilles, et l’Anglais, à genoux, avait émis une sorte de meuglement qui avait fait s’esclaffer ses hommes. L’homme s’était rendu, mais sir William lui avait tranché la gorge malgré tout car il pensait qu’un homme qui meuglait n’était pas un vrai guerrier.

Il avait fallu deux semaines aux servantes de l’Hermitage pour faire disparaître le sang du beau maillage de la cotte.

La plupart des chefs écossais étaient vêtus de hauberts qui les recouvraient de la tête aux mollets, tandis que l’haubergeon était plus court et laissait les jambes sans protection. Mais sir William avait l’intention de se battre à pied ; or le poids d’un haubert affaiblissait rapidement son homme, et un homme fatigué était une proie facile.

Par-dessus le haubergeon, il portait un long surcot arborant son blason, le cœur rouge. Son heaume était une salade, un casque léger de forme ronde sans visière ni protection pour le visage, mais, dans une bataille, sir William aimait à voir ses ennemis sur la gauche et sur la droite. En portant un heaume complet ou muni d’un bassinet, la visière à la mode, proéminente comme un groin, on était incapable de voir ce qui se passait autour de soi. La vision était réduite aux dimensions de la fente des yeux, raison pour laquelle les combattants munis de heaumes à visière passaient leur temps à tourner la tête en tous sens, pareils à des poulets attaqués par les renards, et à force de se tordre le cou, ils finissaient par ne plus pouvoir le bouger. Sans compter que malgré tous ces efforts, ils ne voyaient pas arriver le coup qui leur fracasserait le crâne. Donc, quand il s’adonnait aux plaisirs d’une bonne bataille, sir William avait particulièrement à l’œil ceux qui bougeaient la tête d’avant en arrière, comme les poulets, car c’était le signe que ces nerveux avaient les moyens de s’offrir un joli heaume, et, par conséquent, de payer une plus jolie rançon.

Il portait son grand bouclier, trop lourd pour un homme à pied, et très utile car les archers anglais n’allaient pas manquer de déclencher la tempête ; mais son bouclier était assez épais pour absorber l’impact de leurs flèches, longues de trois coudées et terminées par une pointe de fer. Il poserait le pied de son bouclier par terre et s’accroupirait derrière. Lorsque les Anglais auraient épuisé leurs flèches, il pourrait toujours s’en débarrasser.

Il était également armé d’une lance, au cas où les cavaliers anglais chargeraient, et d’une épée, son instrument de mort favori. La poignée de l’épée renfermait une petite mèche de cheveux coupée sur le cadavre de saint André, ou, du moins, de ce que le vendeur d’indulgences lui avait présenté comme tel.

Robbie Douglas, son neveu, portait la cotte de mailles et la salade, et était muni d’une épée et d’un bouclier. C’était lui qui avait annoncé à son oncle que Jamie, son frère aîné, avait été tué, sans doute par le valet du dominicain. À moins que ce ne fût par le religieux lui-même. En tout cas, c’était lui qui en avait donné l’ordre. Robbie Douglas, âgé de vingt ans, avait pleuré la mort de son frère en s’étonnant qu’un prêtre fut capable d’une telle infamie.

« Tu te fais une étrange idée des prêtres, Robbie, avait répondu son oncle. La plupart des prêtres sont des hommes faibles à qui on a donné l’autorité de Dieu, et ça les rend dangereux à l’extrême. Je remercie Dieu qu’aucun Douglas ne soit entré dans les ordres. Nous sommes trop honnêtes pour ça.

— Lorsque cette journée sera passée, mon oncle, vous me permettrez d’aller à la recherche de ce prêtre, avait dit Robbie. »

Sir William avait souri. Ce n’était pas un homme d’une grande piété, mais il avait un credo sacré : la mort de tout membre de la famille devait être vengée ! Et il se disait que Robbie saurait accomplir cette vengeance. C’était un bon garçon, grand et bien fait, fort et franc. Sir William était fier du petit dernier de sa sœur.

« Nous en parlerons à la fin de la journée, lui avait-il promis, mais, en attendant, ne t’éloigne pas de moi.

— Non, mon oncle.

— Avec l’aide de Dieu, nous allons faire périr un bon peu d’Anglais », s’était-il réjoui.

Sur ce, il avait conduit son neveu auprès du roi, afin de le lui présenter et de recevoir la bénédiction des chapelains royaux.

Sir William, comme tous les chevaliers et chefs écossais, était revêtu d’une cotte de mailles, mais le roi portait une armure fabriquée en France. Cette protection, pratiquement inconnue dans les régions du nord, émerveillait les hommes des tribus sauvages qui venaient contempler cet extraordinaire appareil reflétant le soleil et fait d’un métal capable de bouger. Le jeune roi semblait pareillement impressionné, car il avait enlevé son surcot et ne cessait de marcher de long en large en s’admirant et en se faisant admirer par les seigneurs venus se faire bénir et offrir leurs conseils.

Le comte de Moray, un imbécile, pensait sir William, voulait combattre à cheval. Le roi fut tenté d’accepter. C’était à cheval que son père, le grand Robert Bruce, avait battu les Anglais au Bannockburn, et non seulement il les avait battus, mais il les avait humiliés. La fine fleur de l’Écosse avait piétiné la noblesse d’Angleterre. David, son fils, qui avait repris le flambeau, brûlait du désir de l’imiter. Son rêve était de voir les sabots de son cheval tachés de sang et la gloire attachée à son nom, et sa renommée se répandre à travers toute la chrétienté.

Le jeune roi se tourna vers l’orme où était posée sa lance rouge et jaune et contempla langoureusement son arme.

Sir William suivit son regard.

— Les archers, jeta-t-il, laconique.

— Il y avait des archers au Bannockburn, répliqua le comte de Moray.

— Oui-da, et ces idiots ne savaient pas s’en servir. Mais on ne peut pas faire confiance aux Anglais pour qu’ils restent éternellement idiots, rétorqua sir William.

— Combien d’archers ont-ils, selon vous ? argumenta le comte. On dit qu’il y en a des milliers en France, ainsi que des centaines en Bretagne et autant en Gascogne. Combien peuvent-ils en avoir ici, je me le demande ?

— Ils en ont assez, gronda sir William d’un ton cassant qui trahissait son mépris pour John Randolph, troisième comte de Moray.

Ce dernier était aussi brave au combat que sir William, mais il avait été trop longtemps prisonnier des Anglais, et la haine qui en découlait l’empêchait de réfléchir.

Le roi, jeune et inexpérimenté, était tenté de se ranger aux côtés du comte, son ami. Mais il vit que ses seigneurs partageaient l’avis de sir William, qui, bien que ne jouissant pas d’un titre prestigieux ni d’un rang élevé, était plus rompu à l’exercice de la guerre que n’importe qui en Écosse.

Le comte de Moray sentit qu’il ne parviendrait pas à faire entendre sa voix et pressa le roi.

— Chargez maintenant. Sire, il ne faut pas leur laisser le temps de former une ligne de bataille.

Avec un geste vers le sud, où les premières troupes anglaises apparaissaient dans les pâtures, il ajouta :

— Fondez sur ces bâtards avant qu’ils ne soient prêts.

Le duc de Menteith intervint alors et observa d’un ton calme :

— C’est là le conseil qui fut donné à Philippe de Valois en Picardie. Il n’a servi à rien là-bas, et il ne servira à rien ici.

— Sans compter que nous avons à affronter des murs de pierre, fit remarquer sir William, caustique.

Désignant les murets qui limitaient les pâtures où les Anglais commençaient à former leur ligne, il persifla :

— Peut-être Moray pourra-t-il nous dire comment des chevaliers en armure feront pour franchir des murs de pierre ?

Le comte de Moray redressa vivement la tête.

— Vous me prenez pour un sot, Douglas ?

— Je vous prends tel que vous vous montrez, John Randolph, répliqua sir William.

— Messieurs ! les reprit le roi d’un ton sec.

Le roi n’avait pas remarqué les murs de pierre lorsqu’il avait formé sa ligne de bataille près des maisons en flammes. Les seules choses qu’il avait vues avaient été les pâtures vertes et vides, la grand-route, et son rêve de gloire plus grand encore.

Mais à présent, au loin, il voyait les ennemis sortir des arbres. Il arrivait des archers à foison. On disait que ces tireurs étaient capables d’obscurcir le ciel avec leurs flèches munies de pointes d’acier qui s’enfonçaient profondément dans la chair des chevaux, les rendant fous de douleur. Il ne pouvait se permettre de perdre cette bataille. Il avait promis à ses nobles qu’ils célébreraient la fête de Noël dans le palais du roi d’Angleterre à Londres. S’il perdait, il perdrait du même coup leur respect et encouragerait les rébellions. Il devait vaincre, et rapidement. L’impatience le gagna.

— Si nous chargeons assez vite, proposa-t-il avec précaution, avant qu’ils n’aient tous atteint leurs lignes…

— Vous romprez les jambes de votre cheval sur les murs de pierre, l’interrompit sir William, faisant fi du respect dû à son rang. À supposer que le cheval de Votre Majesté parvienne jusque-là. On ne peut protéger les chevaux devant les flèches, Sire, mais on peut affronter la tourmente à pied. Mettez vos piquiers à l’avant, et mélangez-les avec des hommes d’armes qui pourront utiliser leurs écus pour les protéger. Il nous faut lever nos boucliers, baisser la tête et tenir bon, c’est ainsi que nous remporterons la victoire.

Le roi tira sur la spallière de son armure, qui avait la fâcheuse habitude de se lever sur l’épaule droite. Il réfléchit.

Traditionnellement, la défense des armées écossaises se trouvait entre les mains des piquiers qui utilisaient leurs armes, monstrueusement longues, pour arrêter les chevaliers ennemis. Mais les piquiers avaient besoin de leurs deux mains pour tenir des lames si peu maniables, et ce défaut de mobilité en faisait des cibles faciles pour les archers anglais, qui se vantaient en riant de porter la vie des piquiers écossais dans leurs sacs de flèches.

Ainsi donc, les piquiers devaient être protégés par les boucliers des hommes d’armes et l’ennemi gâcherait ses flèches. Ce raisonnement paraissait judicieux… Mais David Bruce rêvait de mener l’assaut avec ses cavaliers qui s’élanceraient dans un grondement de tonnerre, accompagnés par la musique des trompettes résonnant jusqu’aux cieux…

Sir William, remarquant les hésitations de son roi, poursuivit fiévreusement son argumentation :

— Nous devons être à pied, Sire, et nous devons attendre, et nous devons laisser nos boucliers prendre les flèches, mais, à la fin, Sire, ils se lasseront de gâcher leurs traits et ils en viendront à l’attaque, et c’est là que nous les massacrerons comme des chiens.

Un murmure d’approbation accueillit ces paroles. Les seigneurs écossais, des hommes rompus à la bataille, armés et cuirassés, barbus et farouches, avaient foi en la victoire parce qu’ils étaient bien supérieurs en nombre. Mais ils n’en savaient pas moins que cette victoire ne leur serait pas offerte sur un plateau avec des archers en face d’eux, et qu’ils n’avaient d’autre choix que de suivre l’avis de sir William : subir les flèches, provoquer l’ennemi, puis l’abattre.

Le roi entendit ses seigneurs approuver sir William. Aussi abandonna-t-il à regret son rêve d’enfoncer les lignes ennemies avec des chevaliers montés sur de fiers destriers. C’était une déception pour lui, mais, embrassant ses seigneurs du regard, il se dit qu’avec de tels combattants à ses côtés, il lui était impossible de perdre.

— Nous allons nous battre à pied, décréta-t-il, et nous allons les massacrer comme des chiens. Nous allons les abattre comme des poulets !

« Et après, se dit-il in petto, quand les survivants s’enfuiront vers le sud, la cavalerie écossaise pourra achever la besogne. »

Mais dans un premier temps, la bataille se déroulerait pied à pied.

Les bannières écossaises furent donc apportées et plantées tout le long de la crête. Il ne restait des maisons brûlées que des braises au milieu desquelles on distinguait trois cadavres calcinés, noirs et réduits à la taille du corps d’un enfant. Le roi planta ses oriflammes près de ces morts. Son étendard, un sautoir rouge sur champ jaune, et la bannière du saint patron de l’Écosse, un sautoir blanc sur champ bleu, se dressaient au centre des lignes. À gauche et à droite flottaient les oriflammes des seigneurs de moindre rang.

Le lion de Steward brandissait sa lame, le faucon de Randolph étendait ses ailes, tandis que, à l’est et à l’ouest, les étoiles, les haches et les croix claquaient au vent. L’armée était déployée en trois divisions, tellement nombreuses que les hommes des flancs extérieurs devaient jouer des coudes pour se trouver une place sur le sol plus plat du sommet.

Les dernières rangées des unités étaient constituées par les hommes des tribus des îles et du nord. Ces hommes se battaient jambes nues, sans cuirasse, en brandissant d’immenses épées dont on pouvait se servir à la fois comme d’une masse et comme d’une lame. C’étaient des combattants terribles qui semaient l’effroi autour d’eux, mais leur défaut de protection les rendait extrêmement vulnérables aux flèches ; aussi étaient-ils placés à l’arrière. Les rangs de tête des trois unités étaient composés d’hommes d’armes et de piquiers.

Les hommes d’armes portaient des épées, des haches, des masses d’armes et, surtout, les boucliers destinés à protéger les piquiers dont les armes étaient surmontées d’une pique, d’un crochet et d’une lame de hache. La pique maintenait l’ennemi à distance, le crochet permettait de tirer un homme en armure pour le jeter à bas de sa selle ou de lui faire un croc-en-jambe, et la hache, de fendre sa cotte de mailles ou son armure.

Les rangs étaient hérissés de ces piques. C’était une véritable haie de métal qui attendait les Anglais, le long de laquelle se promenaient des prêtres consacrant à tour de bras armes et guerriers à genoux pour recevoir la bénédiction.

Quelques seigneurs, tel le roi, étaient juchés sur leur destrier, mais uniquement pour pouvoir scruter l’horizon par-dessus les têtes. Ils virent arriver les dernières troupes anglaises. Si peu d’hommes ! Une si petite armée à vaincre !

Sur la gauche, on apercevait Durham, dont les tours et les remparts étaient envahis de gens se pressant pour voir la bataille, et, en face, on voyait cette petite armée d’Anglais qui n’avaient pas le bon sens de battre en retraite vers le sud, jusqu’à York. Ces fous préféraient se battre contre des Écossais qui avaient l’avantage de la position et du nombre.

— Si vous les haïssez, cria sir William à ses hommes placés sur le flanc droit de la ligne de bataille, alors il faut qu’ils vous entendent !

Les Écossais exprimèrent leur haine. Ils frappèrent les épées et les lances contre les écus, ils poussèrent des vociférations qui s’élevèrent jusqu’au ciel et, au centre de la ligne, là où attendait la division du roi sous les bannières portant la croix, une troupe de joueurs de tambours se mit à taper sur d’énormes instruments recouverts de peaux de chèvre. Les tambours étaient fabriqués avec de grands anneaux de chêne sur lesquels étaient tendues deux peaux maintenues par des ficelles, que l’on serrait jusqu’à ce qu’un gland lancé sur la peau rebondisse à la hauteur de la main qui l’avait lancé.

Les tambours, frappés au moyen de baguettes d’osier, émettaient un son aigu, presque métallique, qui emplissait l’air et qui assaillait l’ennemi par son simple vacarme.

— Si vous haïssez les Anglais, dites-le-leur ! hurla le comte de March, sur le flanc gauche, celui qui se trouvait le plus près de la ville.

— Si vous haïssez les Anglais, dites-le-leur !

Le grondement s’amplifia, les lances martelèrent les écus encore plus fort, et, dans un fracas assourdissant, l’expression de la haine de l’Écosse se répandit à travers la crête, hurlée par neuf mille hommes à l’adresse des trois mille perdus qui étaient assez fous pour les affronter.

— Nous allons les faucher comme des brins d’orge, prédit un prêtre, nous allons abreuver les champs de leur sang pestilentiel et remplir l’enfer de leurs âmes anglaises !

De son côté, sir William galvanisa ses troupes avec cette promesse :

— Leurs femmes sont à nous ! Ce soir, leurs épouses et leurs filles seront des jouets entre nos mains !

À son neveu Robbie, il affirma en souriant :

— Tu auras ton lot de femmes à Durham, Robbie !

— Et à Londres, avant la Noël ! compléta Robbie.

— Pour sûr, là-bas aussi ! acquiesça son oncle.

— Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, braillait le chapelain en chef du roi, envoyez-les tous en enfer ! Que tous ces êtres impurs se consument dans les flammes de l’enfer jusqu’au dernier ! Pour chaque Anglais que vous tuerez aujourd’hui, il vous sera accordé mille semaines de purgatoire en moins !

— Si vous haïssez les Anglais, criait Lord Robert Steward, Steward d’Écosse et héritier du trône, faites en sorte qu’ils vous entendent !

Et cette haine résonnait comme le tonnerre, emplissant la profonde vallée de la Wear, renvoyée en écho par le rocher où était perché Durham, et continuait à enfler pour annoncer à toutes les contrées du nord que les Écossais étaient descendus au sud.

Et David, le roi de ces Écossais, se félicitait d’être descendu jusque-là, jusqu’en ce lieu où était tombée la croix au dragon, où fumaient les maisons incendiées, où s’étaient rassemblés les Anglais pour se faire massacrer. Car cette journée apporterait la gloire à saint André, à la grande maison des Bruce et à l’Écosse.

L'archer du Roi
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